• Science et Religion

    Ayant eu, sur ce blog, quelques commentaires à caractère religieux que je n’ai pas publiés, je vous retranscris un passage de l’essai de S. J. Gould portant sur le non recouvrement des magistères (Sciences et Religion). Je n’ai pas l’intention d’exposer mon point de vue, mais en guise de réponse, cet extrait, dont je partage les grandes lignes, fera parfaitement l’affaire.

    Rappel : Le principe du « NOMA » (de l'anglais : Non-Overlapping Magisteria, non-recouvrement des magistères) « qui est simple, humain, rationnel et tout à fait traditionnel, prône le respect mutuel, sans empiètement quant aux matières traitées, entre deux composantes de la sagesse dans une vie de plénitude : notre pulsion à comprendre le caractère factuel de la Nature (c'est le le magistère de la Science), et notre besoin de trouver du sens à notre propre existence et une base morale pour notre action (le magistère de la Religion) »

    Au nom de ce principe, Gould (Américain Juif Agnostique) fustige les fondamentalistes religieux, pour lesquels le texte de la Bible a la même valeur que les Proceedings of the National Academy of Sciences. Mais il réprouve également les scientifiques qui, en raison de leur athéisme, attaquent les croyances religieuses.

    « Tout comme la religion doit porter le fait de ses extrémistes, je dois faire face à certains de mes collègues scientifiques (dont quelques-uns sont particulièrement bien placés pour exercer de l’influence par leurs écrits) qui considèrent avec consternation ce mouvement de rapprochement entre magistères différents. A des personnes telles que moi, c’est-à-dire des scientifiques agnostiques qui apprécient favorablement ce rapprochement, exprimé tout particulièrement dans la récente déclaration du pape (Jean-Paul II), ils disent : «  Allons, soyez honnêtes ; vous savez pertinemment que la religion est une affaire de superstitions, de cerveaux brumeux et de personnes retardataires et vieux jeu. Si vous faites tout ce bruit autour du rapprochement entre science et religion, c’est parce que cette dernière est extrêmement puissante, et qu’il faut se montrer diplomate si l’on veut que le public soutienne la science. » Je ne crois pas que beaucoup de scientifique soutiennent cette conception, mais une telle position me consterne ; et je vais donc terminer cet essai en exprimant mon point de vue sur la religion, traduisant, je crois, le consensus existant pratiquement chez tous les scientifiques qui réfléchissent (et qui soutiennent le principe du NORMA aussi fermement que le pape Jean-Paul II).

     

    Je ne suis pas, personnellement, croyant, ni religieux, dans le sens où je n’adhère à aucune institution ou pratique. Mais j’ai un grand respect pour la religion, et ce sujet me fascine depuis toujours, surpassant à mes yeux presque tous les autres (à quelques exceptions près, comme l’évolution et la paléontologie). Cela tient en grande partie à ce paradoxe historique extraordinaire qui a voulu que l’institution religieuse ait été responsable, tout au long de l’histoire occidentale, des horreurs les plus épouvantables en même temps que des manifestations les plus sublimes de la bonté humaine dans le cadre de circonstances héroïques. (Les horreurs se sont produites, me semble-t-il, lorsque, de temps en temps, les autorités religieuses se sont trouvées dotées d’un pouvoir séculier. L’Eglise Catholique en a patronné un certain nombre, de l’Inquisition aux massacres des protestants et des hérétiques ; mais cela s’explique essentiellement parce que cette institution a exercé un large pouvoir séculier durant une grande partie de l’histoire de l’Occident. Lorsque mon peuple a tenu un rôle analogue, mais plus brièvement et à l’époque de l’Ancien Testament, il a commis des atrocités semblables, qui s’appuyaient sur les mêmes justifications.)

     

    Je suis convaincu, de tout mon cœur, qu’un concordat peut exister entre nos deux magistères, fondé sur le respect, peut-être même sur l’estime réciproque : il ne s’agit de rien d’autre que du principe du NORMA. Ce dernier représente une position assise sur des bases morales et intellectuelles, et n’est pas simplement un stratagème diplomatique. Il joue dans les deux sens.

    D’un côté, la religion ne peut plus désormais dicter quelles sortes de résultats doit trouver la science, puisque ce type de conclusion ne dépend en réalité que du magistère de cette dernière ; mais, de l’autre côté, les scientifiques ne doivent pas prétendre qu’ils sont plus capables que la religion de définir les catégories morales parce qu’ils ont une meilleure connaissance de la nature empirique du monde. Si les deux magistères admettent de reconnaître leurs limites respectives, cela a d’importantes conséquences pratiques, dans notre monde agité par tant de passions diverses.

     

    La religion a trop d’importance pour trop de gens pour que l’on se permette d’écarter ou de dénigrer cette recherche de consolation qu’elle représente pour beaucoup. Je peux, par exemple, soupçonner dans mon for intérieur que la thèse du pape sur l’insufflation de l’âme par Dieu dans le cours de l’évolution humaine représente une concession à notre angoisse, un stratagème pour maintenir la croyance en la supériorité de l’homme, alors que le monde modelé par l’évolution n’alloue aucune positon privilégiée à aucun organisme. Mais je sais aussi que la question de l’âme se situe hors du magistère de la science. Celle-ci ne peut prouver ou réfuter cette notion, et le concept d’âme ne met nullement en danger mon domaine d’activité professionnelle, et n’a d’ailleurs aucune influence sur lui. En outre, bien que je n’accepte pas personnellement la conception catholique de l’âme, je respecte la valeur métaphorique de cette notion, qui permet de donner une base aux discussions sur la morale, et de mettre en relief ce que nous apprécions le plus dans les facultés humaines : la disposition à respecter, à se soucier, et à livrer toutes ces luttes éthiques et intellectuelles que l’apparition de la conscience dans l’évolution nous a imposées.

     

    D’un point de vue moral (que je ne déduis donc pas de mes connaissances sur le monde objectif), ma préférence va à la thèse, en forme de « douche froide », selon laquelle la nature est réellement capable de « cruauté » et d’ « indifférence » (termes de morale complètement inappropriés) : en effet, elle n’existe pas « pour nous » - elle ignorait que nous allions venir (nous sommes, n’est-ce pas, des intrus de toute dernière minute, à l’échelle des temps géologiques) – et ne se soucie absolument pas de nous (métaphoriquement parlant). Je considère que cette façon de voir possède un contenu libérateur, et non pas décourageant, car elle nous met dans la position de construire librement notre morale par nous-mêmes (rien ne peut-être plus important), et nous affranchit de l’illusion d’avoir à tirer passivement nos règles de morale des faits objectifs de la nature.

    Mais je reconnais que ce genre de position effraie de nombreuses personnes et qu’une vision plus spiritualiste de la nature reste attrayante pour beaucoup (qui admettent la réalité objective de l’évolution, mais continuent à y chercher quelque sens intrinsèque en termes humains, en partant du magistère de la religion). Je comprends vraiment, par exemple, les affres de ce lecteur du New York Times dont la lettre a été publiée dans le numéro du 3 novembre 1996.
    Il y déclare soutenir la prise de position de Jean-Paul II, tout en reconnaissant qu’elle lui pose problème :

     

    L’acceptation de l’évolution, exprimée par Jean-Paul II, me trouble beaucoup. Le problème de la douleur et de la souffrance, dans un monde créé par Dieu qui est tout amour et lumière, est assez difficile à comprendre, même pour un créationniste. Mais, du moins, ce dernier peut dire que la Création originelle, issue des mains de Dieu, était bonne, harmonieuse, innovante et douce. Que peut-on dire de l’évolution, voire de l’évolution envisagée sous l’angle spirituel ? La douleur et la souffrance, la cruauté irréfléchie et la terreur représentent ses moyens de création. Le moteur de l’évolution est constitué par la prédation broyant les chairs palpitantes des proies. […] Si l’évolution est vraie, ma foi va devoir affronter des mers tempétueuses.

     

    Je ne suis pas d’accord avec ce lecteur, mais nous pourrions avoir ensemble une discussion passionnante. J’avancerais ma théorie de la « douche froide » ; il invoquerait (probablement) la question d’un sens spirituel intrinsèque gisant au sein de la nature, même s’il ne nous est guère apparent. Mais nous nous en trouverions tous deux éclairés et enrichis par une meilleure compréhension de ces profondes questions auxquelles il est impossible de répondre fondamentalement. C’est là, je pense, que se situent la plus grande utilité du principe du NORMA, le non-recouvrement des magistères de la science et de la religion. Il nous permet (en fait, nous impose) de tenir des discours respectant chacun des deux magistères, mais faisant constamment appel à chacun d’eux pour poursuivre la même quête : la sagesse. Si les êtres humains peuvent prétendre à une quelconque particularité, c’est celle-ci : nous sommes apparus dans l’évolution comme les seuls organismes obligés de réfléchir et de parler. Le pape Jean-Paul II me dirait sans doute que son magistère connaît depuis toujours cette particularité unique en son genre, car l’Evangile de saint Jean commence par la formule : « In principio erat Verbum » (« Au commencement était le Verbe »). »

     

    By Stephen Jay Gould

    « Faits et théorie de l’évolution - Des magistères qui ne se recouvrent pas »

    In Les coquillages de Léonard, p 295

    Edition Seuil

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