• Les neurosciences : un nouveau souffle pour les politiques publiques

    Par Olivier Oullier sur www.pourlascience.fr

    Olivier Oullier est enseignant-chercheur au Laboratoire de psychologie cognitive (umr 6146) de l’Université de Provence, membre du Forum économique mondial et conseiller scientifique au Centre d’analyse stratégique.

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    Un exemple de l’apport des sciences comportementales à l’économie : l’étude de la gestuelle des acteurs boursiers

    On associe généralement plus volontiers les neurosciences aux blouses blanches de nos laboratoires qu’aux cols blancs de nos administrations. Pourtant, face aux échecs répétés des modèles économiques classiques, de nombreux gouvernements et institutions s’orientent vers les sciences comportementales pour repenser leurs politiques publiques et faire évoluer des secteurs de l’économie comme la banque ou le secteur boursier.
    En 2002, l’attribution du prix Nobel d’économie au psychologue Daniel Kahneman pour ses travaux sur les biais cognitifs et émotionnels de nos décisions a ouvert les yeux du grand public, et d’une partie du monde académique, sur la pertinence de l’économie comportementale. Sa démarche consiste avant tout à ne plus développer des modèles abstraits par lesquels on essaierait tant bien que mal de prédire le comportement d’individus caricaturaux (de type calculateur rationnel), mais plutôt à comprendre le comportement d’humains bien réels pour élaborer des modèles dans un second temps.

    Obama, adepte de l’économie comportementale

    Fini, donc, le mythe de l’Homo œconomicus, agent décisionnaire égoïste et sans émotions, imperméable aux influences sociales, doté d’une connaissance et d’une volonté illimitées qui lui permettraient de n’effectuer que des choix économiquement optimaux. Espérons que s’ouvre enfin l’ère de l’être humain enclin à ses biais psychologiques et sociaux en sciences économiques. Cette vision moins idéaliste et irréaliste du comportement humain séduit aujourd’hui la sphère politique. Barack Obama ne s’y est pas trompé. Depuis sa campagne présidentielle, il prête une oreille plus qu’attentive aux ténors de l’économie comportementale dont certains sont encore aujourd’hui ses plus proches conseillers. Experts dans la compréhension et l’utilisation de nos petits travers psychologiques (aversion au risque, excès de confiance, attrait pour les normes sociales, inertie face à l’effort et au changement), ils les mettent à profit pour orienter nos comportements tout en nous laissant la possibilité de choisir. Ces stratégies inductrices sont désormais connues sous le nom de nudges – que l’on pourrait traduire par l’action de pousser quelqu’un du coude pour l’amener à faire quelque chose.

    Le terme nudge renvoie au best-seller mondial coécrit par le plus en vue du moment des économistes comportementaux : Richard Thaler. Aujourd’hui, les institutions publiques et privées internationales, dont la Maison-Blanche, font la queue pour bénéficier de ses services. Que l’économiste s’exprime à Davos ou plus récemment auprès des Conservateurs britanniques pour élaborer leur programme économique et social, R. Thaler et ses nudges revisitent les politiques publiques et font de plus en plus d’émules.

    Les neurosciences prolongent et complètent les sciences comportementales en leur offrant une fenêtre sur les processus mentaux en jeu dans nos décisions. Dans des expériences de neuroéconomie, l’activité du cerveau d’individus prenant des décisions financières est estimée grâce à l’imagerie cérébrale. Elle peut aussi être altérée temporairement via la stimulation magnétique transcrânienne ou l’inhalation de certaines hormones afin de, par exemple, modifier la confiance des sujets et leurs comportements d’investissement. Les résultats montrent que la dichotomie historique entre émotion et rationalité est artificielle et qu’au niveau neurobiologique, les parties du cerveau dont on a longtemps cru qu’elles participaient respectivement ici à la rationalité, là aux émotions, sont connectées par des réseaux denses et complexes et fonctionnent de manière largement interdépendante. Le cerveau fonctionnerait plutôt selon un mode hybride, une forme d’« émorationalité ».

    Sur le terrain sont aussi réalisées des expériences de neuroéconomie in vivo, où l’on étudie par exemple les variations hormonales de traders par des prélèvements salivaires réalisés à des moments clefs de leur journée de travail. Dans ces conditions réelles, l’évolution de leurs taux de testostérone et de cortisol a été analysée au regard des vraies fluctuations du marché (et non plus de simulations) et de leurs performances, offrant un regard nouveau sur les liens entre la formation des bulles financières et certains facteurs neurophysiologiques sous-tendant les investissements et les prises de participation précipitées. De notre côté, nous mesurons et analysons en temps réel l’influence des mouvements du corps des traders au cours des choix économiques. Dans les salles de marché, en échangeant des informations de nature gestuelle, ils offrent parfois un terrain fertile à la contagion émotionnelle et au stress, dont les conséquences sont parfois dramatiques.

    Du changement en France ?

    La France apparaît en avance dans l’analyse des apports des neurosciences et des sciences comportementales aux politiques publiques. En témoigne l’intérêt suscité, notamment au Forum économique mondial, par les travaux du programme « Neurosciences et politiques publiques » initié en 2009 au Centre d’analyse stratégique, organisme public d’expertise et d’aide à la décision auprès du gouvernement. Ce programme, jusqu’ici inédit, vise à évaluer l’impact des découvertes en neurosciences au sein de la société et les questions éthiques associées. Des journées d’études réunissent acteurs des politiques publiques et de la vie scientifique, qui y présentent leurs travaux et débattent de leurs éventuelles utilisations hors des laboratoires.  Les responsables de ce programme participent à des auditions dans le cadre de rapports (révisions des lois bioéthiques, prévention de l’obésité) ou missions d’expertises collectives.

    Les thèmes traités touchent aussi à la place des neurosciences dans les procédures de justice ou la prévention en santé publique. J’entends souvent des « Nous n’avions pas besoin des neurosciences pour arriver à de telles conclusions », « Nous le savions déjà », ou encore « C’est une évidence ! ». Certes, le bon sens suffit… en théorie.

    Mais alors, posons-nous cette question : si nous savions déjà que certaines mesures que nous suggérons sont non seulement peu coûteuses et faciles à mettre en place, mais surtout efficaces, pourquoi ne les appliquons-nous pas dans nos politiques publiques ? Car l’une des plus grosses difficultés pour un scientifique est de démontrer ce que la majorité des gens considèrent comme une évidence. Une tâche encore plus complexe s’offre à lui lorsque cette prétendue évidence remet en question des années de croyances dans des statistiques issues de sondages qui restent la méthode d’étude du comportement humain la plus utilisée, malgré leurs failles manifestes.

    Au-delà des limites précédemment évoquées, la plus grosse erreur à propos des sciences économiques reste de les avoir érigées en quasi-dogme, au niveau académique comme à celui des politiques publiques, alors qu’elles sont trop longtemps restées imperméables aux avancées manifestes d’autres champs disciplinaires comme la psychologie ou la gestion. Peut-être, pour l’instant, l’apport premier des neurosciences en politiques publiques est-il d’attirer l’attention sur des travaux qui seraient passés inaperçus s’ils n’avaient pas bénéficié du pouvoir attirant et séducteur de l’image du cerveau et de l’illusoire « (neuro)scientifiquement prouvé ». Soit. Mais, une fois les apparences dépassées, gageons qu’elles constitueront la prochaine étape en politiques publiques sans toutefois oublier qu’étudier le cerveau isolé de son environnement, voire en laissant de côté les autres disciplines qui traitent de l’humain, ne servira pas à grand-chose.

    Ainsi, n’en déplaise à certains, tout en restant sciences du vivant, les neurosciences font désormais aussi partie intégrante des sciences humaines et sociales. Mieux encore, elles remettent l’humain, son corps, son cerveau, ses humeurs ou sa propension à être influencé par autrui – pour ne citer que quelques-uns de ses éléments constituants trop longtemps négligés par l’économie classique – au centre des préoccupations des politiques publiques. Les pouvoirs publics semblent venir à cette idée : c’est un signe encourageant pour l’avenir.

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