• Mandela revu et corrigé dans "Invictus"


    Pour l'auteure sud-africaine Mary Corrigall, le dernier film de Clint Eastwood, Invictus, propose une version un peu trop hollywoodienne de la réconciliation en Afrique du Sud à l'occasion de la Coupe du monde de rugby 1995.

    Avant toute chose, film à voir !!

    Bande annonce :

     

    Nul ne devrait vivre assez longtemps pour voir sa vie revue et corrigée par Hollywood. C'est la petite phrase qui me trottait dans la tête alors que je regardais Morgan Freeman tenter, dans Invictus, de prendre l'air méditatif de Nelson Mandela qui nous est si familier. Le nouveau film de Clint Eastwood retrace les événements de la Coupe du monde de rugby 1995 et la mémorable finale qui a abouti à la victoire de ce pays. Ce n'est pas que Clint Eastwood ait idéalisé les événements historiques relatés. De fait, il n'a visiblement pas ménagé sa peine pour infuser à son œuvre un parfum d'authenticité, avec des couleurs qui créent l'illusion d'images d'époque, un style photographique qui rend visible la moindre ride ou imperfection cutanée des acteurs, et des photos d'actualités qui viennent pimenter les scènes de fiction.

    Ainsi, sur le plan visuel, Invictus apparaît comme une recréation où rien n'est laissé au hasard. Pourtant, dans la narration, les nuances des conditions raciales et politiques en Afrique du Sud ont été écartées afin d'obtenir un produit destiné au public américain qui soit conforme à la formule habituelle - celle de la transformation -, où il existe une nette distinction entre les scénarios "avant" et "après".

    Celui d'"avant" évoque la haine raciale et celui d'"après" une joyeuse réconciliation. L'agent de la transformation, c'est la Coupe du monde de rugby 1995, qui, sur les habiles conseils de Nelson Mandela, devient un instrument capable d'unifier une société divisée. Cet événement sportif majeur a provoqué un changement inouï dans notre conscience collective. Cela est d'autant plus surprenant que le rugby et l'emblème des Springboks étaient tous deux des symboles du nationalisme afrikaner. Mais, en revisitant plus sérieusement cet événement, comme le film nous le permet - même s'il fait vibrer très fort la corde sensible chez le spectateur -, nous nous rendons compte que l'euphorie suscitée par le nationalisme et l'unité ne fut pas seulement de courte durée. Elle fut nourrie par l'optimisme aveugle qui caractérisait notre démocratie balbutiante. C'est ainsi qu'Invictus nous rend nostalgiques d'une période d'innocence, quand la nation espérait un avenir radieux aux couleurs de l'arc-en-ciel.

    Rétrospectivement, nous savons que la route était semée d'embûches, et la destination incertaine. Aussi le filme braque-t-il brutalement les projecteurs sur la perte de notre naïveté collective. Les questions au cœur du long-métrage d'Eastwood - réconciliation, pardon et unité nationale - n'ont pas été résolues : elles continuent de hanter notre société. Seule une forme superficielle de réconciliation y est présentée. "Le passé est le passé. Tournons-nous maintenant vers l'avenir", exhorte Nelson Mandela dans Invictus. Si ce sentiment était sans doute nécessaire pour établir un gouvernement d'unité nationale, il apparaît clairement aujourd'hui qu'il fallait admettre que le passé continue d'affecter le présent - et peut-être le futur - pour pouvoir construire une forme de réconciliation durable et authentique. La réconciliation telle qu'Invictus la décrit ne peut être que superficielle. D'aucuns trouveront réconfortante la possibilité de se replonger dans l'ivresse et la fraternité qui ont suivi le triomphe des Springboks, dans ces moments où on avait l'impression que les profondes divisions entre Noirs et Blancs, finalement, s'effaçaient, permettant aux Sud-Africains de s'imaginer en nation unifiée.

    On assiste à l'allégresse des foules dansant dans les rues du centre-ville de Johannesburg. Les barrières entre les personnels de sécurité noirs et blancs de Mandela semblaient levées et les agents se tapaient dans le dos les uns des autres avant de quitter côte à côte le stade dans le cortège des voitures (avant le match, ils se déplaçaient dans des véhicules séparés). Pourtant, l'intégration raciale n'exige-t-elle pas plus qu‘un simple partage de l'espace ? Le visage de Nelson Mandela se fend d'un immense sourire, alors que sa voiture se fraie un chemin à travers les foules (multiraciales) en délire. Dans cette version de l'Histoire, il joue un rôle déterminant dans l'utilisation de la Coupe du monde de rugby comme élément unificateur.

     

    Même si on laisse entendre que le soutien exprimé en public par Mandela à l'équipe a été indispensable pour encourager les Sud-Africains noirs à faire de même, le surnom d'Amabokoboko, inventé par un journaliste du Sowetan et approuvé par le rédacteur en chef de l'époque, Aggrey Klaaste, a eu une importance encore plus décisive. Et l'africanisation du nom des Springboks, si elle n'exorcise pas entièrement son association avec l'ère de l'apartheid, a permis à l'équipe et à l'événement de refléter la nouvelle situation politique et sociale. Invictus n'exploite pas ces détails subtils. John Carlin, auteur du livre dont le film d'Eastwood est tiré, ou Anthony Peckham, le scénariste sud-africain expatrié à Hollywood, ont choisi de faire de Mandela le seul artisan de la transformation. Ce parti pris coïncide avec l'opinion simpliste que se fait la communauté internationale de l'histoire sud-africaine et fait écho à la pierre angulaire du rêve américain : un héros ou un individu solitaire est capable à lui seul de changer le monde. Le spectateur s'attend au dénouement chargé d'émotion - la victoire en Coupe du monde -, mais le soulagement et la joie décrits viennent également du fait qu'il est précédé par un récit axé sur l'opposition entre Noirs et Blancs. Cela est particulièrement évident dans la scène d'ouverture, où de jeunes Blancs s'entraînent au rugby sur un terrain adjacent à celui où une équipe d'enfants noirs dépenaillés tapent également dans la balle. C'est un moyen commode d'exprimer le véritable esprit de l'apartheid : séparés, mais pas égaux. Quand il apprend la nouvelle de la libération de Mandela, l'entraîneur blanc s'exclame : "Le pays est mal barré." Ces pensées ont sans nul doute effleuré l'esprit de certains. Néanmoins, le degré élevé d'antagonisme entre Noirs et Blancs dans le film durant la période qui a précédé l'événement sert à étayer la conclusion émouvante, lorsque les barrières entre les deux camps prétendument en guerre s'effondrent. Il souligne également l'absence totale de nuances dans la situation politique, raciale et sociale en Afrique du Sud.

    Mais devrions-nous attendre d'un film tiré d'un livre écrit par un journaliste britannique et réalisé par un Américain qu'il relate fidèlement l'histoire de l'Afrique du Sud ? Nous devrions plutôt considérer Invictus comme une description de la manière dont à l'étranger on comprend notre histoire. La conclusion satisfera sans doute le spectateur, mais Peckham et Eastwood proposent une fin idéalisée qui ne correspond pas tout à fait à la vérité. Ils auraient peut-être traité correctement notre histoire s'ils avaient dépeint sans ambiguïté le changement qui avait eu lieu dans le pays à la suite du triomphe des Springboks simplement comme un moment fugace de transcendance, quand le poids de notre bagage sociopolitique s'est temporairement levé. La sortie de ce film juste avant que se tienne un autre événement sportif international important sur notre sol, la Coupe du monde de football 2010, nous oblige à nous poser cette question : l'occasion suscitera-t-elle une nouvelle prise de conscience nationale ou ne nous permettra-t-elle d'oublier que temporairement les problèmes de l'après-apartheid ? Nous savons quel est le scénario privilégié par Hollywood.

    Courrierinternational.com


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